Les âmes errantes: comprendre la radicalisation à travers l’ethno-psychiatre
Avec « Les âmes errantes », Tobie Nathan publie un
livre primordial pour mieux comprendre le phénomène de la radicalisation sous
un nouvel angle, celui de l’ethno-psychiatre.
Ayant suivi, pendant plusieurs années, des jeunes concernés, dont il livre les
profiles, Tobie Nathan nous fait découvrir sa vision de ce qui anime ces âmes
errantes et il tire des parallèles intéressantes avec sa propre histoire d’immigré
défavorisé et activiste de mai 68.
Il est ethno-psychiatre, Juif, migrant et lui-même enfant des cités. Depuis trois ans, dans le secret de son cabinet, Tobie Nathan se penche à l’oreille des jeunes radicalisés. Pour les comprendre. Et pour écouter ce qu’ils ont à nous apprendre sur le monde tel qu’il est.
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Radicaux sans racines
L’élément principal de son analyse est l’identité flottante de
ces jeunes qui se propage sur deux générations : une appartenance défaillante
à la culture d’origine de leurs parents et un manque d’attachement à la société
dans la quelle ils sont censés évoluer. L’analyse de Tobie Nathan porte
principalement sur les enfants d’immigrés. Cependant, j’ose supposer que la
même conclusion peut s’appliquer aux indigènes, qui, à cause de l’absence d’un
parent (ou des deux) ou face aux évolutions rapides de notre temps et la perte
de repères peinent à se raccrocher à une identité originaire. Les mêmes
mécanismes psychologiques peuvent amener à une radicalisation d’extrême-droite ou
à tout autre attachement intégriste.
Pour Tobie Nathan, ces jeunes flottants se détachent à la
fois de leurs origines et du monde qu’on leur promet, mais qui leur reste, ils
le savent, inatteignable. J’en déduis une confirmation de la thèse que la
discrimination et l'islamophobie mènent à la radicalisation et que plus on permet aux jeunes de s’attacher
à leur culture ou leur religion d’origine, quelle qu’elle soit, plus ils seront
vaccinés contre les dérives.
Être quelqu’un, être un symbole
« Vient-il à l’idée des antisémites qui les Juifs,
parfois, finissent par croire un peu à l’image d’eux-mêmes qu’on leur présente ?Jusqu’au
jour où ils s’en extraient, et toujours avec violence. » nous interroge
Tobie Nathan, lui-même de confession juive.
Je partage entièrement cette théorie de la prophétie
autoréalisatrice. L’islamophobie ambiante de la part de la société et l’autovictimisation
de la part de la communauté musulmane ne font que corroborer les deux
dynamiques décrites plus haut : la dévalorisation de l’identité sociale et
le détachement de la société, y inclut son propre avenir en son sein. Une
double dynamique qui s’avère fatale pour les âmes errantes. Mais il existe une
issue à cette impasse, la promesse tentante de redevenir quelqu’un, mais pas n’importe
qui, de faire partie de l’élite, de ceux qui réalisent la promesse divine sur
terre. Ils représenteront eux-mêmes les contentieux historiques et politiques. Ils
deviendront des symboles, et c’est ce qu’ils cherchent.
« Une âme errante n’erre pas longtemps, elle est en
recherche et se consacre à celui qui promet : ton existence m’intéresse. »
Mai 68
Les âmes errantes sont « avides d’un monde nouveau, un
monde qui les aurait attendu, un monde qui viendrait réconcilier les
contraires, harmoniser les hétérogènes. Ils seront de la première révolution
qui passe. ». Elles sont donc particulièrement sensibles aux idéologies
montantes pour combler leur vide. Cette tendance fait penser Tobie Nathan à
celle de mai 68 à la quelle il avait participé. Elle aussi, elle était en
rupture radicale avec la pensée de l’époque, elle aussi se référait aux enjeux
internationaux majeurs. En mai 68, Tobie Nathan se voyait sur les barricades,
avant-garde d’une humanité unifiée.
Pour les activistes de 68, « au lieu de Gaza, Allep ou
Raqqa, leur vie était à Cuba, Hanoï ou Pékin, mobilisés eux aussi par des
photos d’enfant martyrs. Sauf que pour eux, les forces qu’ils avaient décidé de
rejoindre ne voulaient pas d’eux. »
Accompagnement
Comment alors
accompagner ces âmes errantes, prenant en compte non seulement leur profil
individuel mais aussi ces forces majeures qui les animent ?
Pour Tobie Nathan, les
deux approches couramment observées, à savoir la compassion et la répression,
sont insuffisantes. La première serait une insulte car considérée comme une
tentative de capture. La deuxième peut s’avérer contre-productive car face à l’ennemi,
« le proscrit devient héro, les actes des décorations ». Celle fait
partie de la logique du conflit et du complot, pire encore, c’est une
confirmation.
Ces jeunes chercheraient
à être initiés à une partie cachée du monde, cette guerre des dieux dont notre
société a essayé de nous protéger à travers la laïcité. Analyser ces personnes
sans prendre en compte cette dimension mythologique serait une erreur
intellectuelle. La voie du dialogue est donc semée d’embuches. Il faudrait,
selon lui, non pas tenter de les comprendre ou les exhorter à la raison, il
faudrait les lire comme des symboles.
« L’intelligence que l’on met au service de la
compréhension des faits est partie prenante de la réparation. »
Tobie Nathan suggère :
- « Une interrogation sérieuse des forces en présence, leur nature, leur nom, leur modalité d’existence, leurs manières de capturer les humains, les exigences qu’elles imposent
- Toujours prendre partie de l’intelligence de l’autre, de ses forces, de ses ressources, jamais de ses manques, failles ou désordres
- Faut produire de la pensée » (je dirais : co-produire)
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